[size=150]Pour une éducation à la beauté et à la magie de la vie[/size]
Par Pierre Rabhi le jeudi 10 mai 2007, 12:29
Peut-on changer de société sans changer d’éducation ? Jamais cette question ne s’est posée d’une façon aussi cruciale et décisive qu’aujourd’hui. Cruciale parce qu’elle est sous-tendue par la souffrance de nombreux jeunes en désarroi face à un avenir sans visage. Décisive parce qu’une réponse erronée dans la complexité et les mutations rapides de notre époque aurait des conséquences quasi irrattrapables.
Il semble que dans l’espace du « décisionnel » rien de vraiment nouveau n’apparaît hormis quelques aménagements inspirés par les attentes de quelques personnes militant pour le changement. Ces personnes se trouvent d’ailleurs en partie parmi celles à qui la nation confie ses enfants, c’est à dire certains enseignants. On se demande alors si ce magistère que représente l’éducation peut être résolu par des ministères dont le rôle se limite à la transmission des fondements de l’idéologie dominante qui semble avoir besoin de citoyens-soldats de l’économie sur fond de PNB et de la consommation plus que d’individus accomplis. Accompli signifie selon nous déployé selon toutes ses dimensions. Avant que d’être un citoyen, l’enfant humain n’est-il pas un complexe de virtualités qui nécessitent d’être éveillées et élevées ? Ce magistère qu’est l’éducation ne peut être le domaine réservé de l’Education Nationale, chargé de la diffusion du savoir : la cellule familiale est théoriquement la pourvoyeuse des valeurs fondamentales mais est-elle encore en mesure d’assumer ce rôle ?
La problématique de l’éducation a depuis longtemps hantée de nombreuses consciences. Des réponses ont été tentées dans et hors institution avec plus ou moins d’ambiguïté. Car derrière toutes les éducations prédomine consciemment ou inconsciemment une intention souvent qualifiée de bonne, même quand elle n’est qu’endoctrinement, conditionnement et reproduction d’un immuable schéma que les diverses cultures se transmettent avec quelques modifications imposées par les conjonctures. Nous sommes de ceux qui pensent que le changement de société ne peut être sans changement d’éducation, mais une éducation fondée sur la libération de l’être et l’instauration de l’enthousiasme de grandir et de connaître et non la peur de l’échec.
Les enfants sont le don extraordinaire que se fait toute société pour se perpétuer et construire l’avenir.? Il ne peut y avoir par conséquent de changement de société sans changement d’éducation. L’enfant est mystérieusement l’être qui se conçoit avec une facilité déconcertante. On peut même dire qu’il n’est rien de plus banal que de faire un enfant. Il peut résulter d’un authentique élan amoureux comme d’une rencontre hâtive ou fortuite. Il peut se concevoir dans la griserie momentanée d’un couple éméché, d’une routine hygiénique, ou du viol le plus épouvantable… Il n’est besoin pour procréer d’aucune compétence : l’intégrité physiologique et l’instinct de plaisir suffisent. Cette condition a quelque chose d’effrayant par rapport à l’enjeu qu’elle détermine, qui n’est rien moins que la mise en route d’une destinée, une aventure faite de joie, de douleur, un parcours aléatoire aux probabilités multiples et si peu prévisibles. Tandis qu’un cheminement s’accomplit dans l’opulence, l’autre se fait dans la misère, même si parfois les uns souffrent dans la richesse et que les autres éclatent de bonheur dans la frugalité. Il n’est rien de plus extraordinaire que ces « coups de dés » régissant l’histoire de l’homme. Rien n’est jamais acquis au sein des probabilités, et rien n’obéit à des règles absolues, dans cette sorte de contingence, peut-on faire la distinction entre ce qui découle de la nature et ce qui dépend de nos choix ?
A présent, il suffit d’ouvrir les manuels scolaires d’histoire pour s’apercevoir que les batailles, les appropriations de territoires, les invasions, les massacres, constituent l’élément « dynamique » de l’évolution. Châteaux forts, muraille de chine et inventions offensives ou défensives donnent la mesure de l’angoisse de notre espèce, en même temps que les monuments religieux expriment d’autres aspirations divines censées constituer les antidotes, et tout aussi responsables d’horreurs infinies.
Avant la Jérusalem-célete, ville des conflits, de monuments et de discordes entre les religions du même livre, cette lecture du destin suscite tout de même une interrogation : honnêtement, à quoi cela rime-t-il ? Nous voici à l’entrée du 3ème millénaire avec le sentiment de n’avoir pas beaucoup évolué. Bien au contraire, au plan mondial, une personne du Nord consomme autant que quatre personnes du Sud. Jamais l’humanité n’a vécu une telle crise de l’équité que la morale religieuse était chargée de promouvoir. Les inégalités mondiales, les famines, le suréquipement de guerre, la dégradation du support biologique sont autant de signes de nos échecs et nos régressions. Il semblerait même que nous arrivions à l’ultime question : l’humanité a-t-elle un avenir ?
La modernité qui n’a cessé de s’autosuggestionner en s’attribuant la lumière, la raison, est tout aussi impuissante. Et pourtant, parallèlement à une gabegie démesurée, combien d’acquisitions de cette même modernité pourraient nous aider à sortir de l’impasse ? Cependant rien, à notre avis, ne changera si les fondements de l’éducation ne changent pas. Entre les manuels scolaires d’histoire faisant implicitement l’apologie de la force à travers le catalogue de violence des champs de bataille, et un monde où l’avidité, les ambitions individuelles sont de règle, l’enfant entre en angoisse. On quitte le liquide amniotique pour plonger dans un monde « champ de bataille » où il faut se battre, gagner, être premier, dominateur, victorieux Il suffit d’observer ses propres enfants pour se rendre compte qu’ils évoluent bien plus sous la terreur de l’échec que l’enthousiasme d’apprendre, et c’est là une défaillance que les phraséologues ou phraséocrates politico-pédago-psycho-techniciens, s’ils ne sortent du carcan de la société du productivisme efficace, ne corrigeront jamais. Ce qui manque le plus cruellement à notre temps sont les coeurs libres de leurs pulsations liées à une raison intuitive. Nous sommes tous piégés, car la plupart de ceux qui détiennent les leviers sont eux-mêmes « produits » du système qu’ils sont censés infléchir.
Du cursus scolaire à l’entrée en fonction, ils évoluent dans le canal hermétique de leur conditionnement et s’imaginent que leur construction théorique et l’élégance de leurs propos sont valeur de changement. Une vie faite de concepts, une inaptitude à confronter les lois du réel, laisse la place à la griserie des abstractions… Car, au fond, le changement ne peut être que radical. Il faut réussir avant tout des personnes et non s’acharner à réussir des fonctions. Toute personne réussie est un atout extraordinaire pour la société toute entière. Cette personne saura d’instinct répondre à sa vocation et acquérir le savoir ou le savoir-faire pour l’exercer. L’éducation dont s’est dotée la modernité pour se perpétuer est anxiogène. Le taux de suicide d’enfants japonais nés pour servir cette modernité, témoigne du caractère implacable d’un destin artificiel où la moindre défaillance signifie exclusion. Entre la pression qu’exerce sur lui l’ambition des parents et l’aiguillon de l’institution soucieuse de résultats statistiques, l’enfant se trouve prisonnier d’un monde tétanisé par la compétition et dont la finalité est de porter cette compétition au plan international pour le plus grand échec de l’humanisme planétaire.
L’agroécologie n’est évidemment pas la panacée, mais elle permet à l’enfant de recevoir les messages essentiels à travers les fondements de la vie. Un simple tas de compost peut faire l’objet d’une méditation active. Réunir les déchets de la matière organique morte, végétale et animale, les engager dans un processus de transformation pour développer des ferments microbiens et libérer des substances nutritives dans un premier temps ; nourrir ensuite cette terre avec l’humus obtenu et constater que cette terre restitue notre effort en nourriture et bien-être est une première leçon de réalisme en même temps que le retour raisonné à la relation nourricière initiale entre l’homme et la nature.
Cette initiation doit à notre avis s’appuyer fortement sur l’analyse scientifique, la compréhension des processus physiques et biologiques. Nos connaissances actuelles permettent cette lecture essentielle, contrairement aux primitifs dont les perceptions se limitent à des constats élémentaires et “mystérieux”. Notre raison peut s’aventurer dans la complexité des phénomènes. C’est d’ailleurs l’une des grandes acquisitions du monde moderne, de l’astrophysique au vertige de l’infiniment petit, certains scientifiques atteignent à l’émerveillement en même temps qu’une certitude. Aussi loin que l’on repousse les frontières de la connaissance, elle baignera toujours dans un océan d’ignorance et de mystère. Par ailleurs, il n’est guère de scientifique lucide qui ne témoigne de l’indispensable alliance pour notre temps, de l’écologie et de l’humanisme. Lorsque cette voie d’investigation atteint ces limites et nous livre au mystère, celui-ci doit-il forcément nous angoisser ? N’avons-nous pas encore la dimension poétique, avec le délire de l’émerveillement face à la beauté infinie qui ne s’adresse plus à la raison mais à l’émotion ? “Que c’est beau !” s’exclamait sans autre commentaire le Ravi provençal. Une éducation sans éveil à la beauté est un handicap et une mutilation graves. Le délire d’émerveillement n’est pas, selon nous, ce délire mystique échafaudant des hypothèses refuges à nos interrogations impossibles. L’éducation à l’agroécologie doit absolument permettre de saisir clairement ce que signifie la légitimité de toute vie. Il faut prendre conscience de l’unité physique et biologique de la planète terre, une et indivisible en même temps que diverse, apprendre à la considérer au-delà de tous les nationalismes qui l’ont si misérablement fragmentée, morcelée, défigurée jusqu’au plus profond de nos consciences.
Un tas de compost, un arbre, un animal, un homme, une femme, un enfant, compris et respecté, une terre pressentie comme matrice active, subtile, mystérieuse et non une masse minérale inerte, peuvent ouvrir à l’enfant de nouveaux espaces de réflexion, à la vitalité qui, au-delà de nos agitations stériles, perpétue une volonté déterminée et tranquille, avec les saisons comme cadence, les floraisons comme jubilation, la fructification comme contre-poison au conditionnement militaire. Comprendre la cohésion et la cohérence de la biosphère doit lui permettre de retrouver sa juste place dans le grand fleuve du réel. Il est des gestes simples qui, mieux que toute théorie ou savoir encyclopédique, peuvent aider l’enfant d’homme à prendre la mesure de sa responsabilité et à assumer son rôle premier d’intendant attentif au message que le monde vivant dont il est membre tente de lui transmettre. Tout cela pourrait tempérer les effets d’un monde de brutalité mécanique, de pensée géométrique et de confusion des plans…
Nous souhaitons donc de toute notre raison et notre coeur une éducation qui ne se fonde pas sur l’angoisse de l’échec, mais l’enthousiasme d’apprendre. Une éducation qui révèle l’enfant à lui-même tout en lui révélant les richesses, l’énergie et la beauté qu’offre le monde à son alliance vitale et non à son avidité insatiable et destructrice. Une éducation qui abolisse le “chacun pour soi” pour exalter la puissance de la solidarité. Une éducation où le pouvoir de chacun soit au service de tous. Car demain ne pourra pas être sans la coalition des forces positives et constructives dont chacun de nous est le dépositaire.